Fasl Almakal (Traité décisif) – Œuvre critique d’Ibn Rochd (Averroès)
La conversion rationnelle aura-t-elle lieu ?
ouloir comprendre la pensée d’Ibn Rochd, c’est s’interroger sur son apport en matière de réflexion rationnelle. De la rationalité, il en est question dans l’ensemble de son œuvre. Traité décisif1, pour ne citer que lui, est un plaidoyer en faveur de l’interprétation créatrice, de l’esprit critique. Il est le foyer de tension sous-entendue entre deux écoles philosophiques ; l’une rationnelle et l’autre gnostique.
Le commentateur de De anima2 constate que, dans le monde musulman, l’histoire de la philosophie est jalonnée d’épreuves. Son projet a pour fin de relire Aristote en fonction de l’herméneutique de son époque, et ce pour faire face à un discours qui préconise l’instauration des dogmes religieux, sous prétexte de mettre la communauté à l’abri de la discorde.
Aristote, qu’Averroès considère comme un « être d’exception », fut l’inspirateur des principaux philosophes musulmans dits péripatéticiens3 ou Machâïne. Ce courant philosophique fut l’objet d’une condamnation sans appel par l’orthodoxie musulmane. Averroès, un siècle plus tard (12ème s), n’en fut pas moins épargné. L’esprit de l’époque ne pouvait croire qu’on pourrait être à la fois musulman et aristotélicien.
Et c’est paradoxalement en Occident qu’Abou’lwalid bénéficia de la sollicitude qui lui est due, lui le lecteur et le commentateur d’un esprit rationnel longtemps méconnu par le Moyen Age occidental.
La traduction, mais surtout le commentaire de la philosophie grecque lui valut, chez lui, au terme de sa carrière, la disgrâce et ce à l’instigation des juristes de la religion, lesquels soutenus par Al Mansour, l’émir Al Mohad, qualifièrent les philosophes d’hérétiques.
C’est dans la perspective du conflit entre la raison et la tradition qu’on se propose de revisiter le Traité décisif, ne serait-ce que pour voir dans quelle mesure son approche demeure actuelle.
I- La démonstration comme moyen d’accès à la vérité
Traité décisif s’ouvre sur une interrogation d’ordre procédurale : Est-ce que la réflexion en philosophie ou en logique est tolérée ou proscrite par la loi divine ?4. Abou’lwalid répond par l’affirmative, la philosophie n’étant autre chose, pour lui, que la démonstration rationnelle du fait que derrière l’Oeuvre il y a un Créateur.
Le texte en question traite en amont un sujet débattu et par Al Machâïne, Al Farabi et Avicenne (10èmes), et par les théologiens, Mutazilites et Achârites (8ème et 10ème s). Il s’agit de sujets en rapport avec le savoir divin et la création du monde. Averroès répond par les arguments les plus rationnels, et ce pour battre en brèche les thèses des Achârites surtout, qu’il juge dogmatiques.
Sur la question de l’interprétation, et de l’usage de la raison comme moyen d’accès à la vérité, l’on pourrait lire, dans Le Traité, l’affirmation suivante : On ne peut nullement soutenir que ce type de syllogisme rationnel est une hérésie, sous prétexte qu’il n’existait pas chez les anciens5 ». Il s’agit pour le philosophe de répondre aux objections des fuqahas orthodoxes dont le pouvoir sur les consciences devient de plus en plus pesant. Il se propose en l’occurrence de redéfinir le rapport entre la religion et la philosophie : « Si la Chariâ (la loi islamique) avait pour fin de conduire au vrai…on pourrait affirmer que la raison ne contredisait en aucune manière les préceptes de la religion. Le vrai ne peut contredire le vrai »6.
La démonstration, dans l’approche du philosophe, vise à montrer qu’il y a une convergence entre la religion et la philosophie, les deux discours, bien qu’ils soient substantiellement différents, cherchent la même vérité.
Commodité méthodologique oblige, il propose trois types d’arguments, correspondant à trois types d’individus qui, chacun selon ses moyens, cherchent à accéder à la vérité divine7 : Selon la Charia, dit-il, il y a trois catégories d’individus :
- Une catégorie qui n’est pas versée dans l’interprétation ; c’est la grande masse qui est constituée des orateurs.
- Une catégorie qui s’adonne à l’interprétation dialectique. Il s’agit des théologiens épris des questions polémiques.
- La dernière intègre ceux qui pratiquent l’interprétation savante et la démonstration par la preuve. Il s’agit des philosophes.
Et Averroès d’ajouter que les penseurs ne devraient nullement entraîner les esprits non philosophes dans un débat qui risque de dégénérer en conflit ouvert entre les individus. La masse, semble-t-il, ne disposant pas des outils nécessaires à l’assimilation de l’interprétation, doit s’en tenir au sens apparent du texte coranique. Il s’en prend en l’occurrence aux Mutazilites et aux Achârites qui, ayant impliqué la masse dans leurs débats théologiques, sur la corporéité du Créateur tout particulièrement, avaient provoqué, affirme-t-il, la discorde et le schisme au sein de la communauté.
Abou’lwalid, s’étant inspiré de la démarche aristotélicienne, concernant la démonstration par la preuve, donne au débat un aspect élitiste8. La masse, n’étant pas en mesure d’accéder au sens profond du texte sacré, se contenterait de l’enseignement exotérique, assuré par des fûqaha compétents en la matière. Mais son projet de réforme, celui qui s’appuie sur l’instauration d’un nouveau contrat entre la Charia et la philosophie, ne dit pas de quelle manière va t-il agir sur une société gérée par une religion de plus en plus intransigeante.
Ce n’est nullement anachronique de s’interroger sur les possibilités d’enseigner une philosophie accessible aux différents membres de la cité. Dans l’Athènes antique, Socrate, moyennant les maïeutiques9, se proposait d’enseigner la sagesse dans la place publique (l’Agora).
Averroès s’en tient, dans Traité décisif, à l’idée qu’il y a un discours adressé aux gens du commun, ceux-là ayant besoin d’être rassurés plutôt qu’inquiétés, et un autre axé sur le sens profond de l’écriture sacrée : Il s’agit des problématiques métaphysiques débattues par les savants capables de faire la démonstration par la preuve.
II- L’argument rationnel face à l’épreuve !
Traité décisif s’évertue à répondre, question par question, aux allégations de la philosophie gnostique édifiée par Al Ghazali (11ème- 12ème s). Ce dernier formule trois objections à l’encontre de l’approche péripatéticienne. Les objections concernent la création du monde, la science divine et la résurrection des âmes10. Le texte est également à saisir comme un réquisitoire contre les thèses formulées par les théologiens qui prospérèrent sous le règne des abbassides.
Sur le sujet de la science divine, élément par lequel Al Ghazali prétend saper le socle de l’approche péripatéticienne (celle-ci soutient que la connaissance particulière n’est pas le propre de Dieu), Abou’lwalid affirme : la science divine n’est ni universelle, ni particulière, elle est tout autre. Ce faisant, il serait déraisonnable de diaboliser les péripatéticiens pour une question pareille11.
Il s’agit en l’occurrence de savoir, et c’était là le souci des péripatéticiens, si la science divine préexiste à la création. Ce faisant, Averroès soutient qu’elle est la cause de l’existence de l’être, elle n’est pas son effet. Pour lui, Dieu connaît, Dieu crée, c’est tout un. Le créateur dispose d’un savoir qui perçoit les êtres de manière toute différente de la nôtre. Voilà, assure-t-il, la signification réelle de leur approche (Al Machaïnes).
S’agissant de la corporéité de Dieu12, les théologiens ou mutakallimûn affirment qu’il n’en était rien. Al Ghazali y adhère. Et Averroès de répondre que le fait même de dire aux gens du commun que Dieu est sans corps, on risque fort de leur suggérer l’idée qu’il n’existe pas. Le philosophe, soucieux de s’appuyer sur l’argument rationnel, s’en tient à l’idée qu’il ne faut attribuer à Dieu ni la corporéité, ni l’incorporéité. On pourrait, soutient-il, se référer à certains versets du Coran, lesquels disent que Dieu est Lumière.
L’on se demande pourquoi Al Ghazali a-t-il pu si aisément saper l’approche de ses prédécesseurs, péripatéticiens ou autres, ceux qui se croient adeptes du rationnel ? Pour Averroès la réponse est toute simple ; chez Al Farabi et Avicenne, tout se définit en fonction de l’analogie entre le monde sensible et le monde intelligible, ce qui est une erreur. C’est un amalgame qui est à la base de la fausseté de toute cette approche.
Pour ce qui est du monde intelligible, Abou’lwalid prend appui, comme chez Al Farabi (9ème - 10èmes), sur De anima, pour définir les catégories de l’intellect susceptible de percevoir l’essence de la création divine (l’intelligible pur). Dans son Grand commentaire sur la métaphysique, le philosophe explique qu’on doit se joindre à l’intellect agent13, pour accéder au niveau de l’intelligible pur qui, à son tour, nous procure la béatitude. Les substances séparées et l’intellect agent peuvent être connus intellectuellement par nous, bien que ce soit difficile. La jonction nous unit donc à l’intelligible pur : c’est alors la béatitude14.
Ce constat, bien qu’il soit le fruit de la démarche rationnelle, demeure, et Averroès le reconnaît, assez inaccessible. Pour bâtir son savoir, le philosophe s’inspire d’une approche qui sollicite la représentation mentale plutôt que la foi, le concept plutôt que l’image. La philosophie d’Abou’lwalid se meut dans une sphère difficile d’accès.
Il en découle que l’approche du philosophe n’a pas eu droit de cité, même auprès de ses successeurs dits Ahlo Al akl, les esprits rationnels.
S’agissant de l’accès à l’intelligible pur, par l’intellect agent, Ibn khaldoun formule une critique acerbe à l’encontre d’Averroès et d’Al Farabi : Pour eux, dit-t-il, l’intellect agent est la première catégorie de la perception permettant l’accès à la connaissance spirituelle… Je n’y voyais que défaillance…ils affirment que la béatitude se situe dans la perception de l’être en soi15. Il s’agit, comme nous l’avons affirmé, de paroles insensées, peu fondées16
Ibn Khaldoun que nous savons adepte de l’esprit scientifique, en matière de l’évolution de l’Histoire tout particulièrement, fait le réquisitoire à titre posthume de l’averroïsme, et ce parce que cette approche a poussé très loin l’émancipation de la raison, celle qui cherchait à s’arracher à l’hégémonie de la religion.
L’on pourrait constater néanmoins que Averroès inscrit ses réponses dans la durée. L’accès à la vérité passe par un cheminement douloureux. C’est ainsi qu’il est appréhendé par Al Jabiri, comme l’auteur de la rupture épistémologique17, de l’ère rationnelle, celle qui serait intercalée entre deux procès, deux réquisitoires dont les auteurs ne sont autres que Al Ghazali et Ibn Khaldoun. Les deux penseurs formulent une approche qui ne sollicite que la foi, quant à l’accès à la vérité de la création.
III- Pour une épistémologie de dépassement
Traduire et surtout commenter Aristote n’était nullement une fin en soi pour Averroès. Son projet a pour fin de construire un logos délibératif, celui qui dépasse les schèmes déterminés par une vision réductible à l’unité du monde. C’est une raison critique qui s’inspire des prédécesseurs, toutes cultures confondues, afin d’inaugurer le règne de l’esprit rationnel au Maghreb et en Andalousie.
Selon Al Jabiri, l’œuvre d’Ibn Rochd offre toutes les possibilités favorables à l’instauration d’une épistémologie de dépassement18. C’est une approche qui permet de comprendre l’autre dans son propre système de référence, condition sine qua non de l’interprétation du discours philosophique développé par les anciens. Aussi lit-on dans Le Traité : On se doit, de recourir, pour accomplir ce travail, aux écrits des prédécesseurs, qu’ils soient d’accord ou en désaccord avec nous19.
S’adressant à Al Ghazali qui veut à tout prix montrer l’incohérence du discours philosophique, Averroès met la postérité en garde contre le rejet systématique des opinions d’autrui, car, affirme-t-il, il ne s’agit ni de croire, ni de démentir20, il s’agit plutôt de comprendre ce que certains appellent la thèse adverse dans sa logique interne. C’est le propre du logos de compréhension que de se détacher de ses préjugés pour assimiler une approche qui pourrait être contraire à la sienne.
Abou’lwalid s’appuie sur le Coran comme source de connaissance du monde. L’approche rationnelle demeure incontestablement le moyen d’accès à la vérité. Pour autant, il ne plie pas le philosophique au révélé pour bâtir une théologie. Il fait droit absolument à l’un et à l’autre en les maintenant chacun dans sa sphère, et cet écart est la condition de leur accord21
Aussi peut-on en conclure qu’il ne s’agit, dans Le Traité, ni de sacraliser la philosophie, ni de rationaliser le texte sacré. Ce type de traitement différencié a pour fin de débarrasser l’esprit de l’amalgame qui l’assaille, lequel consiste à mêler le philosophique au religieux pour bâtir une théologie rationnelle22. Pour Averroès cette démarche pourrait induire en erreur. Le seul garant qui puisse sauver l’esprit de toutes sortes d’amalgame est le logos de discernement.
Bien qu’il n’ait pas formulé une critique assez explicite vis-à-vis des péripatéticiens, en tout cas dans Traité décisif, l’averroïsme est considéré par Al Jabiri, qui préfère l’expression rochdisme, comme un acte de rupture par rapport à Avicenne. C’est une rupture entre deux écoles philosophiques : l’une orientale et l’autre maghrébine. L’une édifie une « rationalité mystique », l’autre une « rationalité réaliste »23. L’une soutient l’immortalité de l’âme, l’autre l’immortalité de la matière (Dawam Al Houdouth). C’est ainsi que le logos de rupture pourrait avoir sa signification profonde.
Logos de compréhension, de discernement ou de rupture, c’est là toutes les propriétés de l’organon rochdien que le philosophe a employé pour construire, sans le dire, une épistémologie susceptible de rompre avec les catégories structurant le logos musulman, en particulier, celui qui se définit par l’imitation du modèle préétabli.
Cependant, l’approche d’Averroès, à partir du moment qu’elle interpelle la raison, suscite l’interrogation. Son effort interprétatif ne séduit nullement une société fortement imprégnée par la tradition orale. L’influence de cette thèse, sur la réflexion rationnelle tardive, cible un continent qui découvre Averroès presque accidentellement. Il s’agit de l’Europe médiévale. Pour l’autre rive de la méditerranée, l’apport de cette approche est d’une importance majeure. Désormais, accroître son savoir n’est nullement pécheur. La béatitude se situe dans la perfection du savoir, lit-on dans Le Traité. En Occident, on y adhère, dès lors que la philosophie d’Averroès permet aux populations de contester le pouvoir de l’Eglise romaine, qui est à même de gérer la vie privée des individus.
Mais, en Europe, il faudrait attendre le 14ème siècle pour qu’un certain Marsile de Padous publie son Defensor Pacis, texte appréhendé comme précurseur de la laïcité. (1324). Il s’agit d’un traité dans lequel l’auteur souligne la nécessité de séparer le pouvoir temporel de l’emprise de l’Eglise. La question de la tranquillité civile, qui est le souci central de Marsile dans le premier discours (prima dictio) du Defensor permet en effet tout d’abord d’étudier les sources qu’utilise l’auteur (l’aristotélisme arabe en particulier). L’on comprend dès lors que dans cette approche se cachaient les empruntes d’un philosophe désavoué par les siens. Il s’agit d’Averroès.
Reconnaître la disgrâce n’est pas réhabiliter le disgracié. La crise de la rationalité nous incite, aujourd’hui plus que jamais, à revisiter l’Histoire, et procéder à ce qu‘Al Jabiri appelle la récupération critique des tenants de la rationalité au Maghreb. Il cite outre Ibn Rochd, Ibn Baja, Ibn Toufaïl et Ibn Khaldoun, et ce par opposition à l’approche réconciliatrice24 des péripatéticiens en Orient. Al Jabiri préconise la refonte de l’esprit rationnel sous la bannière du néorochdisme afin de pouvoir mettre fin à l’ère de l’imitation et instaurer l’ère de la raison critique. Une raison qui, selon Edgar Morin, demeure l’activité même de l’esprit, non l’instrument au service du contraire de la raison25
Houcine Bouslahi26
Professeur de français, Zaghouan
Tunisie
Notes
5 Ibidem. P 21
6 Ibidem. P27
16 Al Mouqaddima (Prolégomènes), 6ème partie, chapitre24, p 518. éd. Dal Al Ilm Liljamiî.